Secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, Laurence Blisson est juge d’application des peines au Tribunal de grande instance de Bobigny (Seine-Saint-Denis).
Reporterre - Pourquoi la justice française n’a-t-elle pas
utilisé l’attirail antiterroriste contre les militants de luttes
environnementales, alors que les poursuites ont été ouvertes dans ce
cadre en Italie contre les militants du mouvement No-Tav opposés au
projet Lyon-Turin ?
Laurence Blisson - Il y a deux raisons. D’abord
l’échec retentissant des procédures du dossier Tarnac qui a suscité
beaucoup de contestation, et qui au final s’est retourné contre Michèle
Alliot Marie (alors ministre de l’intérieur). La deuxième raison est que
l’arsenal répressif permet déjà beaucoup de choses aux enquêteurs et
aux juges. L’ajout des dispositions des lois antiterroristes est
marginal quand on peut, avec la qualification de
« bande organisée »,
utiliser des pouvoirs de police spéciaux, des allongements de la durée
de la garde à vue. Cela ne rend pas nécessaire d’en passer par la
catégorie du terrorisme. Le choix a été fait de recourir à des formes de
répression rapide, comme la comparution immédiate…
Dans le cas de qualification de terrorisme, il y a un rôle très
important des services d’enquête, au départ, qui peuvent réussir à
convaincre le parquet d’ouvrir les poursuites à ce titre. A Sivens ou à
Notre-Dame-des-Landes, c’est plutôt la police judiciaire qui est à
l’œuvre que le renseignement [à la différence du cas de Tarnac]
Des magistrats peuvent-ils utiliser des qualifications plus
lourdes que les faits le mériteraient pour bénéficier de l’effet
d’annonce publique, qui désignerait les militants prévenus comme des
gens dangereux ?
Il peut arriver que des magistrats choisissent d’ouvrir une enquête
sur la qualification la plus lourde. Cela est motivé par un double souci
des magistrats. Premièrement, ne pas aboutir à une relaxe des prévenus,
ce qui disqualifierait le travail de ces magistrats. Mais aussi
s’associer à la logique d’ordre public, aux stratégies préfectorales, en
recherchant l’effet d’exemplarité dans une zone où on pense qu’il peut y
avoir d’autres actions du même genre.
Didier Fassin l’explique dans son dernier livre,
L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale : les magistrats ont une relation à la notion insaisissable d’
« opinion publique », si tant est qu’elle existe, qui fait qu’ils intériorisent une
« attente sociale » des formes de répression.
Cela peut amener un magistrat à choisir des qualifications plus
lourdes (et en allant au bout de la logique, jusqu’au terrorisme, même
si ce n’est pas arrivé dans le cas des luttes sociales et
environnementales). L’ordre public peut devenir un objectif des
magistrats sans qu’il y ait besoin d’un injonction hiérarchique ou de
pressions. Cela relève de l’intériorisation, dans un corps qui est
globalement conservateur. Sur le plan juridique, ça n’aboutira pas
forcément, mais sur le plan du renseignement, cela permet de faire ce
qu’on veut.
Les nouvelles dispositions de la loi antiterroriste votée cette automne changent-elles la donne ?
Disons que ça élargit le champ des infractions pénales très en amont,
jusqu’à la formalisation d’une intention, ou l’entreprise individuelle
terroriste, avec la possibilité de bloquer un site internet, ou de
prononcer l’interdiction de sortie du territoire, l’interdiction de
contact. J’ai le sentiment qu’à court terme, ces dispositions
antiterroristes ne seront pas appliquées contre des militants de luttes
sociales et environnementales. Tout a été pensé, mis en avant, dans le
cadre de la lutte contre le jihadisme. Mais le risque existe. À plus
long terme, quand le débat public sera passé à autre chose, rien
n’empêcherait d’utiliser cet arsenal. Avec cet effet de cliquet, qui
fait qu’on ne reviendra jamais en arrière.
Tout comme les prélèvements ADN, à l’origine prévus contre les délinquants sexuels, et depuis étendus à tous les délits, y compris les actions militantes.
Oui, exactement.
On a vu dans la lutte contre l’aéroport de Notre Dame des
Landes des mesures d’interdiction de paraître, et d’interdictions de
manifestation dans une commune pendant plusieurs années. S’agit-il d’un
détournement de mesures répressives prévues pour d’autres cas de figure ?
Je ne sais pas si ça n’a pas déjà existé dans des luttes plus
anciennes, mais c’est extrêmement inhabituel. L’interdiction de paraître
dans une commune ou un département est d’ordinaire utilisé dans des
affaires de grand banditisme, contre des maris violents s’il y a risque
de réitération des violences envers la victime, mais aussi dans les
périphéries urbaines envers de jeunes trafiquants de drogue, voire dans
des affaires criminelles très graves, afin d’éviter un contact avec la
famille des victimes ou les victimes elles-mêmes en cas de crime ou de
viol. Dans le cas de la ferme-usine des Mille vaches, des militants de
la Confédération paysanne ont été condamnés [en plus de
peines de 2 à 5 mois de prison avec sursis et des amendes de 300 euros chacun]
à des interdictions de paraître dans le département de la Somme, alors
que les faits reprochés étaient des dégradations [un tag, des engins de
chantier et une salle de traite démontés], la détention de boulons dans
leurs poches, et le refus de prélèvement
ADN.
Des condamnations très inhabituelles. Les magistrats ont aussi mis en
difficulté les luttes, les militants de la Confédération paysanne étant
interdits, à titre d’obligation du contrôle judiciaire en attendant le
procès, de contacts entre eux alors que qu’ils sont des responsables
nationaux de ce syndicat.
N’est-ce pas contraire à l’idée que seuls les faits comptent, pas les contextes politiques et sociaux ?
Sur la base du droit, on peut trouver des justifications cohérentes,
comme le besoin d’éviter la réitération de faits similaires. Dans le cas
des militants de la Confédération paysanne, il s’agissait de les
empêcher de revenir sur les lieux de la ferme-usine.
Des manifestations ont été réprimées avec de nouvelles armes de maintien de l’ordre, les lanceurs de balles de défense (LBD),
super flashball. Des manifestants ont perdu un œil suite à ces tirs,
trois le même jour lors de la manifestation antiaéroport à Nantes le
22 février 2014. Les procédures lancées par les victimes contre les
forces de l’ordre aboutissent à l’impunité de la police. Est-ce dû à la
crainte des magistrats de désavouer la confiance en la police qui
alimente leurs procédures au quotidien ?
Effectivement, tout travail judiciaire est fondé sur le travail
policier. Et tout le travail d’un juge pénal est donc fondé sur la
confiance qu’il peut accorder aux rapports d’enquêtes et de
constatation, et aux procès verbaux de police. Même si
l’article 430 du code de procédure pénale
précise bien que ces rapports et procès-verbaux, dans le cas de délits,
ne valent qu’à titre de renseignement pour le magistrat. Mais il y a un
présupposé qui fait que le juge fait confiance au policier.
Par ailleurs, les contact sont fréquents entre le parquet et la
police au titre du traitement en temps réel des affaires. Je ne dis pas
qu’il y a collusion, mais que cette forme de contact permanent favorise
une culture proche. Il y a aussi une image commune qui dit que les
policiers sont déçus par l’issue de leur procédure, trouvant que que les
peines prononcées ne sont pas assez lourdes dans des affaires qu’ils
ont conduites. Le magistrat pourrait répondre en réaffirmant son
indépendance, et que ce n’est pas au policier de déterminer quelles
peines sont prononcées. Mais pour envisager de mettre en cause un
policier, il va en falloir vraiment beaucoup de sa part.
Après la mort de Rémi Fraisse, des contrôles d’identité se
sont déroulées avant les manifestations, avec arrestations et gardes à
vue en cas de détention d’un Opinel (le couteau du grand père) ou d’un
simple couteau à huîtres ou d’un masque à gaz. Et des condamnations,
prison avec sursis, amendes, travaux d’intérêt général.
Cela cadre avec des dispositions créées depuis 2000 contre les attroupements armés
et l’extension à partir des années 1990 des possibilités de contrôle
d’identité. Le port d’arme blanche permet ces gardes à vue préventives
puisque la police dispose de ce motif légal. On mélange ce que permet le
droit et des pratiques policières de circonstance. Mais ce n’est pas
spécifique aux luttes environnementales. Ce qui leur est spécifique,
c’est qu’elles s’inscrivent dans la durée et dans un lieu spécifique.
L’action de certains magistrats s’oritente donc vers la déstabilisation
de ces formes de luttes, pour tenter de les déraciner.
- Propos recueillis par Nicolas de La Casinière